Cela fait longtemps que les gourous de la Silicon Valley ont annoncé la couleur : à l’instar de Trump – mais avec l’intelligence en plus – ils affirment que le monde du business est beaucoup plus à même que les hommes politiques de diriger le monde.
Les dirigeants de Google, Amazon, Facebook, Apple, Netflix, Uber et autres sont en train progressivement, mais à une vitesse surprenante, de prendre le contrôle de nos vies, de nos modes de travail, de notre santé, de notre vie sociale, de nos loisirs, de notre consommation, mais aussi de notre cerveau. Ils prétendent remplacer nos modes de fonctionnement démocratiques, qu’ils jugent lents et inefficaces, par une gestion de la société basée sur leur business model. Leur stratégie consiste à enfermer chacun d’entre nous dans une bulle individuelle, dont la trajectoire est fixée par des « choix » formatés par des algorithmes alimentés par les masses de données qu’ils ont accumulées sur chacun d’entre nous. Le « risque » que nous opterions pour des choix nouveaux, qui sortiraient du profil qu’ils ont constitué pour nous, est ainsi progressivement restreint. Les propositions d’achat de films, de livres, de vacances, de jobs qui nous sont faites feront en sorte que nous serons coupés de toute information qui nous permettrait d’élargir notre champ d’intérêt ou de développer notre esprit critique. Notre liberté réelle est ainsi progressivement réduite, même si tout est fait pour que nous gardions l’illusion de rester libre. Rien n’interdit à un lecteur du Soir ou de La Libre d’acheter POUR, mais tout est fait pour qu’il en ignore l’existence.
Ces stratégies sont à l’œuvre depuis plusieurs années mais gagnent très rapidement en efficacité grâce à la conjonction des efforts des ingénieurs qui développent les algorithmes basés sur le data mining et des psychologues du marketing. Il est frappant de constater à quelle vitesse les domaines de recherche des ingénieurs en mathématiques appliquées ont été envahis par des applications en marketing dit « viral », que ce soit dans le domaine de la consommation de biens, ou dans celui de la création d’un consensus politique. Dans le premier cas, il s’agira de convaincre un individu d’acheter le dernier produit Apple en l’informant qu’une personnalité qu’il adule vient de l’acheter ; dans le deuxième cas, il s’agira de convaincre chaque français de voter pour Macron en lui présentant la partie du programme de Macron qui correspond à ses propres aspirations.
Jusqu’à présent, les cibles des gourous de la Silicon Valley étaient constituées des adultes et des adolescents dotés d’un pouvoir d’achat. Mais depuis quelques années ces entrepreneurs, dont il faut louer au passage l’intelligence, ont découvert qu’en prenant possession des cerveaux des enfants dès leur plus jeune âge, ils pouvaient capter un nouveau marché gigantesque et bénéficier d’une rente tout au long de la vie de ces enfants devenus adultes. Ils ont donc pris pour cible l’école primaire et secondaire. Comme toujours ils ont commencé par développer leur stratégie aux Etats-Unis, avant de s’attaquer au reste de la planète. Et ce qui frappe, c’est la fulgurance de leur conquête. Entamée en 2012 seulement, la mainmise de Google sur l’école publique américaine est triomphale : après quatre ans seulement, plus de la moitié des écoliers américains, soit 30 millions d’élèves, utilisent du matériel et des logiciels Google pour leurs apprentissages.
Comment Google a conquis l’école américaine
La campagne de Google est en train d’introduire un changement philosophique fondamental dans les objectifs de formation : la priorité est donnée au travail en équipe et à la résolution de problèmes plutôt qu’à l’apprentissage de connaissances de base. Comme le dit Jonathan Rochelle, le directeur du département éducation de Google: « A quoi cela sert-il d’apprendre à nos enfants à résoudre une équation quadratique, puisqu’il suffit qu’ils interrogent Google pour avoir la réponse. »1Voir “How Google took over the classroom”, New York Times, 13 mai 2017. La mainmise spectaculaire de Google sur le système scolaire américain fait fi du débat qui a toujours fait rage dans la communauté éducative : l’école publique doit-elle avant tout former des citoyens responsables ou fournir aux entreprises des travailleurs qualifiés ?
Pour éviter que ce débat ne soit posé, la stratégie marketing de Google a consisté à court-circuiter les institutions publiques qui organisent et régulent l’enseignement primaire et secondaire en s’adressant directement aux enseignants et aux directeurs d’écoles. L’entreprise a commencé par distribuer massivement des portables bas de gamme appelés Chromebooks, tout en proposant aux écoles de remplacer leurs systèmes de mail parfois coûteux par une version gratuite de leurs applications Gmail et Google Docs. Ceci a permis aux enseignants et aux élèves de travailler en ligne sur les mêmes applications.
La stratégie de Google a ensuite été de faire des enseignants les ambassadeurs de leurs produits et méthodes. L’entreprise a développé des applications pédagogiques et de gestion spécifiquement destinées à faciliter la tâche des enseignants, appelées Google Classroom, et a mis en place des communautés en ligne appelées « Google Educator Groups » où les enseignants échangeaient leurs idées et avis sur la technologie. Ceci a permis à Google de bénéficier gratuitement du travail de milliers d’experts qui ont contribué à améliorer leurs outils technologiques. Des programmes de formation pour les enseignants ont ensuite été organisés au terme desquels ceux-ci ses voyaient décerner le titre de « Google Certified Innovator ».
Cette stratégie a parfaitement réussi, puisque rapidement les enseignants ont commencé à vanter les outils pédagogiques Google sur les réseaux sociaux et dans leurs conférences pédagogiques. Mieux même, dans le but de se voir décerner le titre de Google Certified Innovator, les administrateurs de certains réseaux d’écoles publiques se sont mis à organiser des conférences gratuites, sponsorisées par Google, où des milliers d’enseignants viennent se former aux outils éducatifs de Google.
Les responsables de la formation, régulateurs, ministres, parlements des états ou des conseils municipaux, ont ainsi été court-circuités et se sont trouvés acculés par les enseignants et les directeurs d’écoles à négocier avec Google pour valider ou amender leurs dispositifs. L’argument massue utilisé par Google a été de déclarer que l’installation de matériel éducatif technologique, surtout dans les écoles ghettos, est le meilleur moyen pour réduire les inégalités entre élèves riches et pauvres.
Une rente pour la vie
Mais quel est l’intérêt de Google dans tout ce processus qui, apparemment, lui coûte beaucoup d’argent ? L’entreprise vit essentiellement des recettes publicitaires émanant des publicités ciblées que Google impose à chacun de ses utilisateurs. En accrochant les élèves à leurs produits, tels que Gmail et Google Docs dès leur plus jeune âge, Google réalise un double objectif. Lorsque ces élèves quittent l’école secondaire, il y a toutes les chances qu’ils convertissent leur compte d’étudiant en un compte Google personnel dont ils maitrisent parfaitement les outils; pas mal de directions d’écoles le leur suggèrent d’ailleurs. Mais par ailleurs Google aura accumulé pendant toute leur scolarité des informations personnelles sur ces élèves, ce qui leur permettra de cibler leur publicité dès l’entrée des élèves dans le monde adulte. C’est donc une véritable rente de situation que Google se sera offerte à peu de frais.
Cette collecte d’informations sur les centres d’intérêts des élèves a suscité pas mal d’émoi parmi les parents et les directions d’écoles. Une loi fédérale américaine permet que les informations personnelles des élèves soient partagées avec des vendeurs de matériel scolaire pour autant que ces entreprises n’utilisent ces informations qu’à des fins éducatives. Lorsque les autorités scolaires ont demandé à Google de préciser quelles données personnelles l’entreprise collecte sur les élèves, elles se sont vues opposer une fin de non-recevoir. « Lorsque les élèves transfèrent leur compte scolaire vers un compte Gmail personnel, nous leur proposons des publicités, mais celles-ci sont régies par notre propre charte en matière de respect de la vie privée qui est disponible sur notre site » a répondu Google tout en ajoutant cette précision ahurissante : « Nous ne scannons pas leurs documents de travail scolaires dans le but de leur présenter des publicités».
La mainmise de Google sur les écoles primaires et secondaires s’est développée à une vitesse foudroyante. Que l’on en juge. En 2016, 58% des portables utilisés dans les écoles étaient des Chromebooks, alors qu’en 2012 leur part de marché n’était que de 1%. Quant à l’application Google Classroom, lancée en 2014, elle est aujourd’hui utilisée par 15 millions d’élèves américains dans les écoles primaires et secondaires. Deux éléments expliquent cette réussite spectaculaire : l’utilisation de méthodes de marketing virales, et le travail gratuit dont a bénéficié Google de la part de milliers d’enseignants pour améliorer leurs produits.
La bataille du cerveau
A la lumière de ce qui précède, on pourrait croire que dans le domaine de l’éducation Google règne sans partage. Mais il n’en est rien. Car ce qui caractérise les gourous de la Silicon Valley, c’est que quel que soit le produit ou le service qu’ils veulent nous vendre, leur stratégie commerciale passe par la conquête du cerveau, notre cerveau. Alors que dans le temps un vendeur de chaussures se contentait de vendre des chaussures, les nouveaux maitres du monde ont compris que, pour vendre leur brol, quel qu’il soit, ils avaient intérêt à rendre notre cerveau captif. C’est la bataille du cerveau ! Et rien de plus efficace que de s’attaquer au cerveau quand il est le plus malléable, càd dès le plus jeune âge.
C’est ainsi que les patrons de Facebook, de Netflix, de Salesforce, de Microsoft et autres se sont tous mis à utiliser les nouvelles techniques de data mining et d’algorithmique pour peser sur les programmes éducatifs. Ils le font sous le couvert de philanthropie, persuadés qu’ils sont que leurs techniques d’ingénieurs et leurs expériences de management de très grandes entreprises privées leur permettent bien évidemment d’être plus efficaces que les fonctionnaires enseignants qui peuplent nos écoles. Aujourd’hui des millions d’élèves américains testent leurs nouvelles idées et algorithmes.
Ces géants des entreprises high-tech ne se contentent pas d’offrir gratuitement des applications aux écoles. Ils se sont regroupés dans une organisation appelée code.org, financée par tous les gourous de la Silicon Valley (voir la liste sur https://code.org) et qui a pour but de changer radicalement la philosophie de l’enseignement primaire et secondaire. Ils poussent à ce que chaque école organise une formation forte en informatique en arguant notamment que leurs entreprises ont besoin d’informaticiens. Ils prétendent modifier chaque étape du processus éducatif en finançant les campagnes électorales de ceux qui soutiennent leurs objectifs, en développant des applications éducatives et en subsidiant la formation des enseignants. Comme le dit un professeur de Stanford, cette approche de la philanthropie marque un tournant par rapport à la philanthropie traditionnelle aux Etats-Unis car elle représente une emprise quasi monopolistique de ces philanthropes sur la réforme de l’éducation.2Voir “The silicon valley billionnaires remaking America’s schools”, New York Times, 6 juin 2017.
Pour illustrer le pouvoir qu’exercent ces milliardaires sur l’enseignement américain, citons le cas du patron de Salesforce (voir Salesforce.org). Il a offert au maire de San Francisco de financer les écoles du district à hauteur de 100 millions de $. Mais la procédure mise en œuvre exige que les responsables du district scolaire adressent chaque demande de financement à Salesforce. C’est alors le conseil d’administration qui attribue les dons et prescrit la manière dont ils seront utilisés. De la même manière le patron de Netflix a permis à 2 millions d’élèves de se former aux mathématiques via un programme appelé DreamBox Learning. Ce logiciel enregistre chaque click, chaque erreur, chaque hésitation de l’étudiant pour adapter la leçon à son rythme et ses capacités. La prétention est que ce logiciel est bien plus performant qu’un enseignant.
L’Europe sera-t-elle capable de résister ?
Il n’y aucun doute sur le fait que les méthodes développées par les gourous de la Silicon Valley vont débarquer très rapidement en Europe. La voracité de ces géants est sans limite, tout comme leur foi dans leur capacité à gouverner le monde avec des méthodes du business, en se passant complètement d’un débat démocratique qu’ils jugent stérile et inefficace. Dans leur tentative de conquérir nos cerveaux et surtout ceux de nos enfants, leurs premières cibles seront les enseignants.
Malgré le fait que leur stratégie de conquête soit maintenant bien connue, basée qu’elle est sur le marketing viral, celle-ci est redoutable. Elle consistera à « acheter » d’abord les enseignants et les directions d’écoles qui fonctionnent dans des conditions matérielles difficiles, et à leur proposer de remplacer leur matériel vétuste par le dernier cri de la technologie éducative. Ils pourront alors tester, voire adapter la technologie mise à leur disposition, pour en assurer ensuite la publicité auprès de leurs pairs.
La seule manière de résister consistera, pour les enseignants, les directions d’école et les administrateurs de notre enseignement à tous les étages, de forcer un débat de fond sur les objectifs de la formation scolaire, afin de veiller à ce que demain notre enseignement ne serve pas uniquement à préparer des créateurs de start-up et des geeks des applications high-tech, mais qu’elle se préoccupe aussi et avant tout de former des citoyens responsables, dotés d’esprit critique, qui pourront contribuer chacun avec leurs compétences au bien-être de la société.
Article paru initialement sur www.pour.press
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